C’est la voix déshumanisée du hunter en faction dans le couloir qui lui fit reprendre contact avec la réalité. La grande masse noire postée devant la porte était en train de parler à une femme, outrancièrement vampire, qui le regardait au travers de la vitre. Elle finit par entrer dans la pièce. Elle était petite, mais Samuel sentit tout de suite qu’elle était bien plus puissante que lui. Elle avait un teint si pâle que sa peau semblait translucide, mais ses cheveux blonds tressés le long du crâne et la musculature fine et sèche des gymnastes qui était la sienne lui donnait pourtant l’air plus que vivante. Elle tenait dans la main une poche de sang et un gobelet en métal. Elle jeta le tout devant Samuel. Et se tint debout à ses côtés.
Samuel, tout en se sachant homme libre, recommença à se comporter en prisonnier tant la présence de cette femme était d’une grande violence.
« Je suis le sergent Ice. Je suis chargée de vous reconduire chez vous dès que vous aurez fini de boire ça.
- Je crois que je n’ai pas faim. »
Le sergent Ice regarda Samuel un instant puis alla s’asseoir sur l’un des sièges qui se trouvaient le long du mur. Elle s’appuya contre le dossier, ramena un pied sur le siège et posa les bras sur son genou, puis elle commença à faire tournoyer une petite lame dans ses mains, le plus silencieusement possible.
Un temps passa où Samuel ne comprit pas ce qu’elle attendait de lui.
« On attend quoi ? » tenta-t-il.
« Que vous ayez bu votre poche de sang, M. Craig.
- Mais je vous dis que je n’ai pas faim. Donc, on peut y aller maintenant. J’aimerais rentrer chez moi vous comprenez. Prendre une douche, me changer. J’ai ce qu’il faut dans mon frigo pour me nourrir.
- On ne partira pas tant que vous n’aurez pas bu cette poche.
- Mais pourquoi ?
- Parce que » reprit Ice, « mes ordres sont de vous reconduire chez vous une fois que vous vous serez nourri ».
Samuel la regarda avec un sourire de dépit, et un son mi-rire, mi soupir lui sortit de la bouche. Il changea rapidement d’attitude quand Ice leva son regard sur lui. Samuel comprit alors que, pour cette femme, les ordres n’étaient ni à discuter ni risibles. Il entreprit d’ôter le bouchon de la poche et commença à verser le contenu dans le verre. Il apprécia le fait que le sang était à la température du corps. Il n’avait jamais vu ce modèle de poche auparavant et il supposa que c’était elle qui conservait le sang à cette chaleur idéale. Encore un outil de la science que les civils n’étaient pas prêts de voir. Lui et la plupart de ses semblables devaient, pour réchauffer le sang, le mettre au bain-marie, ce qui, chez lui, était souvent signe de catastrophe alimentaire. Il ne comptait plus le nombre de poches foutues parce que laissées sur le feu trop longtemps. C’était le cas depuis qu’il vivait seul. Si bien qu’il avait maintenant pris l’habitude de déjeuner froid.
Il remplit le gobelet et referma la poche encore suffisamment remplie pour un deuxième service. Il n’avait pas menti quand il avait dit n’avoir pas faim, mais maintenant que le liquide était là, qu’il pouvait sentir son odeur, il se rappela qu’il avait jeûné trois jours durant. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas ressenti un vertige pareil à la vue de sang. Comme beaucoup il s’était habitué au rationnement et se nourrissait peu mais quotidiennement, et là, devant cette coupe pleine d’un sang visiblement pur, non coupé, à température idéale, ses sens devenaient fous. Sa vue ne faisait plus le point et il dût se retenir pour ne pas céder à la bestialité.
« Vous n’en voulez pas ? » osa-t-il même demander. « Il en reste suffisamment pour un autre verre.
- Non merci, M. Craig. », dit Ice d’un ton monocorde dans lequel Samuel crut discerner un brin de crispation. Samuel ne se retint pas plus longtemps et, tout en essayant de ne pas trop faire trembler sa main, se saisit du gobelet et trempa ses lèvres dans l’épais liquide. L’ivresse fut immédiate. Il pouvait entendre son cœur battre à travers toute la pièce et était persuadé que le hunter en armure qui se tenait dans le couloir devait l’entendre aussi. Ses tempes lui faisaient mal et il sentit vivre l’ensemble de ses membres comme si une paralysie générale prenait subitement fin.
Il marqua un temps de pause après cette première gorgée. Il savait depuis longtemps comment se comporter dans un cas comme celui-ci. L’ivresse pourrait durer des heures s’il continuait à boire ainsi, gorgée après gorgée, attendant quelque minutes entre chaque. Mais le lieu ne s’y prêtait pas. Il but alors son gobelet d’une traite, goulûment.
Cela n’était pas des plus agréables au début. Mais, au bout de quelques instants, son organisme avait compensé le choc de cette ingestion rapide et il se sentit en forme comme jamais. Oui, ce n’était pas du sang coupé, et il se rendit compte que ce qu’on lui avait vendu comme du sang pur ces dernières années, n’en était que du légèrement moins détérioré que la normale. Ice lui tendit une serviette qu’elle sortit de la poche arrière de son pantalon. Samuel s’essuya brièvement la bouche puis regarda la jeune femme, toujours blanche. Elle jeta un léger regard à la poche sur la table.
- Pourquoi vous n’en voulez pas ? », demanda-t-il.
- Il est pour vous.
- Je n’en veux plus maintenant. Ce serait de trop. Par contre, il apparaît évident que vous, vous n’avez rien mangé depuis plusieurs jours.
- Et alors ?
- Je… », hésita-t-il, « est-ce que c’est comme ça pour les vampires qui bossent ici ? On vous empêche de vous nourrir ? Parce que je croyais que si des vampires venaient ici c’était justement parce qu’ils seraient bien traités. Alors je vous avoue que je ne comprends pas ».
Le sergent Ice soupira, le muscle de la mâchoire serrée.
    « J’aime bien l’état de manque.
- Hein ? Vous voulez dire… que c’est volontaire ? Ce n’est pas une punition ou rien ? Vous ne mangez pas par plaisir ?
- Pas par plaisir. Mais je suis plus efficace quand je suis en manque. Je… » Ice s’arrêta net, fixant Craig. Elle hésita un instant comme si elle se demandait pourquoi se confier a cet inconnu. Visiblement, elle trouva une réponse et reprit. « Disons que je suis capable de déplacer la fixation du manque sur ma mission.
- Vous voulez dire que toute cette monomanie qu’on a quand on est en manque, l’obsession du sang, vous la transformez en concentration ? J’ai du mal à y croire… ». Ice se crispa soudainement. « Je veux dire, » reprit promptement Samuel, « que je vous crois, mais j’ai du mal à imaginer qu’on puisse y parvenir. C’est…. Euh… beaucoup de travail je suppose ».
Ice le regardait s’enfoncer seul dans une gêne qui la fit esquisser un minuscule sourire. Après avoir vérifié que Craig ne s’en était pas aperçu, elle se leva.
« Maintenant que vous avez mangé, on peut y aller. »
Samuel resta assis.
« Un instant » dit-il. « J’aimerais votre avis sur un point ».
Ice s’arrêta, silencieuse.
« Vous êtes au courant pour la raison de mon arrestation ?
- Oui.
- Et vous trouvez ça normal ? Je veux dire, en tant que vampire, ça ne vous révolte pas de voir qu’on a peut être détruit ma vie, ma crédibilité professionnelle, tout ça pour arrêter un criminel ?
- Tout ça est légal, M. Craig. Le seul point qui sort du cadre juridique est la compensation financière que vous allez recevoir.
- Vous ne comprenez pas ce que je veux dire Sergent, on n’aurait jamais fait ça à un citoyen humain. Mais nous, comme nous sommes des vampires, ils se permettent de pourrir nos vies, au nom d’une loi toujours en notre défaveur.
- Je vois ce que vous voulez me faire dire. Mais je ne le ferai pas. Nous sommes des vampires, et l’injustice est que nous ayons un pouvoir que les hommes n’ont pas. Ils n’ont que la loi pour contrebalancer les forces, et je suis fier de les aider à l’appliquer.
- Je vois » conclut, non convaincu, Samuel. « Je suis prêt à rentrer maintenant. »

(la suite…)