Samuel finit par allumer son récepteur radio. Il tourna le bouton en tous sens jusqu’à trouver une radio qu’il affectionnait particulièrement où l’on diffusait de vieux airs de jazz. Les jazzmen d’aujourd’hui ne le faisaient pas voyager aussi loin de ses troubles que ceux d’avant la crise. Le son était crépitant, dû à la mauvaise qualité de ces enregistrements, mais il participait à cet aspect désuet qu’il aimait.
Il prit un verre sur sa commode, et ouvrit un placard. Là, il trouva ce qu’il cherchait : une bouteille de whisky à peine entamée. Il ôta le bouchon et inspira de l’air au dessus. L’odeur sembla lui convenir. Il se servit un petit fond de verre, reboucha soigneusement la bouteille et la remit en place. Puis il s’assit sur son fauteuil, à coté de la radio, et vida le fond de verre. Il conserva le liquide dans la bouche, le faisant tourner et tourner sur sa langue, appréciant de n’avoir jamais perdu le sens du goût. Quand l’arôme du whisky eut enrobé sa bouche, il recracha le liquide dans le verre et, fermant les yeux, en apprécia encore longtemps les saveurs.
Tandis que Robert Johnson entamait Sweet Home Chicago, il s’assoupit.

Quand il se réveilla, ce fut tout d’abord sa propre odeur qui le dérangea. Il n’avait pas pris la peine ni de se changer, ni même de se doucher. Il regarda l’heure sur son horloge : vingt-deux heures passées.
Il se dirigea vers la salle de bains, tout en se débarrassant de ses vêtements, puis entra dans la baignoire sabot et tira le rideau. Il resta bien vingt minutes sous l’eau avant de prendre le savon. Une fois suffisamment propre à son goût, il resta encore dans la salle de bains pour enlever toutes traces de ces trois jours sur son corps, notamment la crasse sous ses ongles. Il avait passé le plus clair de son temps dans la cellule à passer ses doigts dans les rainures des plaques métalliques, tout ça pour passer le temps. Enfin, il utilisa le parfum qu’il avait acheté le jour de son arrestation.
C’est nu qu’il retourna dans le salon pour ouvrir ses fenêtres et ses volets. Il se regarda un instant dans le reflet de la vitre. Son corps ne bougeait pas. D’année en année il restait le même. Il commençait à trouver cela effrayant. On pouvait voir parfaitement ses muscles sous sa peau, et également les lignes que traçaient ses côtes. Il aurait voulu reprendre un peu de poids, mais pour cela il lui faudrait pouvoir toujours se nourrir comme il l’avait fait aujourd’hui dans la Tour des hunters. Et ça il n’en avait pas les moyens. Il dirigeait certes une entreprise de construction, mais celle-ci ne fonctionnait pas si bien qu’avant et il avait beaucoup de salaires à verser avant le sien, si bien qu’il gagnait moins que ses contremaîtres.
Il se rendit dans sa chambre et hésita un instant avant de se vêtir. Il n’allait pas se rendre au chantier aujourd’hui, il ne se sentait pas encore prêt à affronter le regard de ses employés. Il repoussa donc ses complets pour se saisir de vêtements plus appropriés à une nuit de congé. Il alla ensuite se peigner et plaqua ses cheveux noirs avec la gomina. Samuel faisait partie de ceux qui ne souciaient pas des nouvelles modes vestimentaires. Une fois dans le salon il prit son pardessus, son chapeau et sortit de chez lui.
Tout en descendant l’escalier de son immeuble, il entreprit de vérifier, dans son portefeuille, les dates figurants sur ses bons alimentaires. C’était bien depuis hier qu’il pouvait allez chercher du sang humain à la banque de son secteur. Il se dirigea donc vers St Louis Street où il monta dans le premier tram qui passa.

Samuel passa à la banque de sang pour récupérer les 10 poches dont il pouvait bénéficier ce mois-ci. Il ajouta quelques dollars à son bon d’échange pour convertir deux d’entre elles contre du sang plus pur. Puis il passa récupérer quelques poches de sang de porc dans un débit sur la route du retour.
Il n’aimait pas croiser des humains quand il portait ainsi ses lourds sacs de courses. Les regards étaient toujours étranges selon lui, plus qu’a l’accoutumé en tous cas. Il passa ensuite dans une boutique au coin de sa rue pour acheter quelques aliments pour ses éventuels invités humains. Samuel avait pour ainsi dire plus d’humains que de « dentus », dans son cercle d’amis, et ceux-ci savaient pouvoir s’inviter à manger chez lui. Il s’avérait même que Samuel, grâce à son sens du goût préservé, était un excellent cuisinier.
Quand il rentra de nouveau chez lui, il se fit la réflexion qu’il n’avait plus pensé à ces jours de détention. C’était une bonne chose. Maintenant il lui fallait renouer avec ses employés pour préparer son retour le lendemain. Il entreposa les aliments des deux genres dans son frigo puis se saisit du téléphone. Il fit tourner le cadran mécaniquement et entendit la sonnerie à l’autre bout de la ligne.
Quand on décrocha, il entendit répondre une voix familière.
« Ouais ?
- Jefferson ? C’est Craig. » Samuel sentit un brun d’anxiété le gagner alors que son second mettait du temps à répondre.
« Eh bien, chef ! Content de vous entendre !
- Et moi, donc. Tout se passe bien sur le chantier ?
- Eh bien, oui… On attend votre retour. Un policier est venu nous dire hier que vous alliez ressortir et que vous n’étiez coupable d’aucun crime. Je peux vous assurer que les gars le savaient depuis le début chef.
- Ca fait plaisir à entendre, Jefferson. Mais vous dites qu’il est passé la nuit dernière ?
- Ouais. Un flic du 15ème. Pourquoi ?
- Parce que ces enfoirés m’ont laissé sortir que cet après-midi. Mais il a dit quoi d’autre ?
- Rien de plus, chef. Juste que vous n’étiez là que pour le cadre d’une enquête mais que rien ne vous était reproché. Vous passez au chantier cette nuit ?
- Je ne pense pas », repris Samuel après un temps, « Si tout se passe bien pour vous, je crois que je vais prendre cette nuit encore. Je serai là demain.
- Pas de problème, chef. Je m’en sors. Bon je dis pas que y’en a pas quelques-uns qui en ont profité pour ne pas venir, mais je vais prendre les dispositions pour que tout le monde soit là demain. Et je vous ferai une liste des absences.
- Merci Jefferson. A demain. »
Samuel était de nouveau énervé après les hunters. Ainsi ses employés le savaient sorti d’affaire avant lui. Il ne pu s’empêcher d’avoir à l’esprit le visage de l’Inspecteur Spaded et son petit sourire suffisant. Il décida qu’il était peut-être temps de goûter à nouveau à l’ivresse ressentie l’après-midi, et même s’il avait encore le ventre plein, il connaissait d’autres méthodes bien plus radicales que l’ingestion de sang pour qu’un vampire s’enivre. Il reprit ses affaires et ressortit de chez lui.

(la suite)