Il était près de 4 heures quand il entra dans le Lilith’s Pub. Il était 4h15 quand il en ressortit. Juste le temps de commander un verre de sang légèrement oxygéné, dans la limite légale, et de le boire en cherchant dans la salle un visage familier, puis de se rendre compte qu’il n’était vraiment plus un être de la nuit. Des années durant il avait écumé ces endroits avec une bande de vampires fétards et bruyants, tous bien plus jeunes que lui, mais ils s’étaient tous soit assagis, soit disparus de la circulation, voire été arrêtés pour avoir dépassé les bornes. Giro, par exemple, avait écopé de 10 ans pour avoir arraché l’oreille d’un barman qui refusait de le servir. Et puis Gayle, sa femme qui, il y a 15 ans maintenant, après avoir ingéré une de ces drogues qui circulaient en masse à l’époque, était sortie en plein jour dans un délire morbide. Et Samuel, impuissant, l’avait vue se consumer au beau milieu de la rue.
Son moral était au plus bas. Il voulut appeler Jayne, l’une de ses amies « humaines » qui aimait les virées nocturnes mais se rappela que, depuis deux semaines, elle travaillait les matins dans un drugstore dans le quartier des affaires. Bref, elle lui en voudrait sûrement de la réveiller à cette heure. Avant de sortir du bar, Samuel avait regardé le compteur qui précisait au client le temps restant avant le lever du soleil. Il en avait encore un peu pour se promener avant de rentrer. Il se décida pour un cinéma non loin de chez lui, une salle qui ne diffusait que des informations, et dans lequel, pour un prix dérisoire, on pouvait entrer et sortir comme on le voulait durant la journée. Il alla s’asseoir au fond alors que les informations politiques s’achevaient sur la visite du ministre de l’émigration australien. Les Australiens refusaient toujours les citoyens vampires sur leur territoire, mais, à ce qu’il comprit, ils allaient augmenter le contingent d’humains qui pourraient immigrer chez eux. Comme beaucoup, Samuel était fasciné par ce pays du bout du monde, la plus grande nation humaine, la première puissance mondiale. Il avait été surpris quand on lui avait appris qu’il y avait là-bas, en réalité, autant d’habitants qu’à N2O. Il enviait cet espace, et espérait vraiment qu’un jour, les vampires aussi pourraient y émigrer. En fait, dans son rêve, lui seul serait autorisé à le faire et les plus belles des femmes et les hommes les plus vigoureux devraient s’inscrire des mois à l’avance pour avoir la chance de lui donner leur sang. Et ce ne serait pas des poches qu’on lui servirait, mais des cous, dans lesquels il serait autorisé à mordre.
Samuel resta ensuite dans la salle pour la projection des informations mondaines et put voir la vie des acteurs étalée et il adorait cela. Après avoir noté dans son esprit les deux trois ragots dont il pourrait discuter demain avec sa comptable, il reprit le chemin vers chez lui.
Il croisa dans l’escalier la fille de ses voisins qui, comme à l’accoutumée, lui lança un léger sourire. Elle avait été vampirisée à fin thérapeutique il y avait maintenant 10 ans alors qu’elle était condamnée en raison d’un cœur malade. Elle n’avait qu’une chance sur mille d’être tirée au sort et, à la voir, c’était comme si une bonne fée s’était penchée sur son berceau tant elle débordait de mièvrerie. Depuis, reconnaissante, elle s’occupait des malades sans ressources dans une fondation dont Samuel avait oublié le nom et dont il n’avait pas vraiment grand-chose à faire. Elle venait également rendre visite à ses parents toutes les fins de nuit et repartait toujours à la même heure, celle où justement Samuel rentrait chez lui. Une fois il l’avait trouvée encore plus sotte que d’habitude et en découvrit la raison une fois à sa porte : un petit panier enrubanné, contenant des fleurs séchées, avait été déposé sur son paillasson. Ce depuis maintenant deux mois, et il n’avait pas cessé dès lors, en la croisant, d’avoir la même pensée : « Quelle idiote ! ». Mais pourtant les fleurs séchées étaient toujours en place sur sa table de nuit, quand bien même elles fussent depuis longtemps éventées.

Samuel tourna la clef, ouvrit la porte et jeta sur le portemanteau sa veste et son chapeau.
Il fit quelques pas dans son appartement avant qu’une sensation, qu’il savait avoir éprouvée il y a des années, ne lui parvînt. C’était ce poids sombre que les proies ressentent au fond d’elles quand un prédateur rôde non loin. Samuel n’était pas seul. Quand il entra dans le salon, il put entendre le plancher de sa chambre craquer, voir une ombre se découper devant la fenêtre, et, dans son propre fauteuil, un verre de son whisky à la main, il put reconnaître la silhouette d’un vampire familier.
« Vous rentrez tard, chef ! »

( la suite )