Donc Sam était serveuse au McCaffrey’s pub, au croisement de StMatthew Street et Scotch Street, dans le quinzième district et ce depuis deux ans quand débute notre récit.
Tout était alors plutôt difficile pour elle. Elle avait dû se faire au changement de propriétaire du bar ; l’ancien, le McCaffrey du McCaffrey’s Pub, était mort quelques semaines plus tôt, dans des circonstances dramatiques s’étant déroulées dans le bar un soir où Sam était de repos. Mais ceci est une autre histoire que la nôtre.
Nous étions un vendredi soir, et le temps plutôt agréable avait conduit les gens à sortir dans les rues animées de la baie. Sam n’avait guère que quelques habitués à servir, et même le moment si redouté où se croisaient ceux qui célébraient la fin d’une semaine de labeur et ceux qui allaient entamer leur dernière nuit de travail en commençant par un café fort - ou une poche de sang bon marché - avait été calme. Il était près d’une heure quand, faute de clientèle, son patron, Marcello, un vampire aucunement italien mais roumain, lui avait dit qu’elle pouvait rentrer. Cela faisait plusieurs fois qu’il lui faisait ce coup-là pour se retrouver seul avec Mindy, la serveuse qu’il avait engagée deux semaines plus tôt. Sam ne protesta pas. Marcello était autoritaire, un brin con, mais réglo en ce qui concernait l’argent. Il lui payerait ses heures et elle n’aurait pas eu plus de pourboire cette nuit-là. Et puis elle était fatiguée de sa semaine et un peu de repos supplémentaire avant le samedi à venir lui convenait parfaitement.


Et puis surtout, il lui tardait de retrouver celle qui l’attendait chez elle, si le miroir le voulait bien, encore une fois.
Elle récupéra ses affaires, salua l’Inspecteur Williamson, un flic honnête qui avait pris ses quartiers ici depuis quelques semaines, et sortit dans la rue au moment même où le tramway arrivait au loin.
Quand elle entra chez elle, une vingtaine de minutes plus tard, le miroir était toujours là.

Il y était déjà quand elle était entrée la première fois dans ce deux pièces du cinquième étage d’un petit immeuble qui avait dû connaître un passé plus glorieux que ne laissait présager son état actuel. Quand le gardien, enfin, un locataire du premier qui occupait cet office contre une réduction conséquente de son loyer, lui avait ouvert la porte lors de sa première visite deux ans plus tôt, la première chose qu’elle vit fut son reflet dans ce grand miroir.
Il était scellé au mur, au dessus de la cheminée, aujourd’hui condamnée, qui faisait face à la porte. Il était disproportionné par rapport à la taille de la pièce. Le gardien lui expliqua qu’il y avait une vingtaine d’années, chaque étage ne contenait que deux appartements, contre huit maintenant. Quand le quartier avait perdu, pour des raisons complexes, de sa valeur, le propriétaire avait redécoupé les appartements en quatre. Des murs avaient été abattus et beaucoup d’autres reconstruits. Le miroir, lui, apposé sur le conduit de cheminée, avait été épargné.
Les appartements étaient hauts et le miroir se dressait de la hauteur de la cheminée à une largeur de main à peine du plafond. Son cadre en bois à la peinture écaillée était faiblement orné, et était arrondi aux angles supérieurs, mais droit à sa base. Le verre était tacheté de noir à certains endroits. Sam l’adora tout de suite.
La petite pièce qui lui servirait de cuisine et de salon en même temps doublait de volume ainsi. Elle prit l’appartement sans une hésitation.
La deuxième pièce de l’appartement était accessible par une petite porte de service à la gauche de la cheminée. Elle lui servait de chambre et un lavabo derrière un paravent était sa salle de bain. Les toilettes étaient sur le palier.
Elle passait le plus clair de son temps dans ce qu’elle appelait sa « grande pièce ». Elle avait installé une table haute contre la cheminée et, assise sur un tabouret de bar, elle pouvait dîner face au miroir, face à son reflet. Un peu moins seule.
Sam était une belle femme qui avait depuis longtemps perdu contact avec son corps et qui ne se rendait plus vraiment compte de sa solitude. Le miroir était une compagnie facile, sans sacrifice, sans compromis. Elle aimait cette compagnie. Rien de narcissique, ce n’était pas son reflet qu’elle aimait, mais cet objet qui lui renvoyait une image juste, objective d’elle-même. Et puis il y avait Elle.

(la suite)