C'est donc avec une tête de circonstance qu'elle ouvrit la porte. Ce visage juste un peu moins sévère que celui qui semblait dire « c'est peut-être interdit par la loi, mais je vais quand même planter mes crocs dans votre nuque ».
« Monsieur Taylor !
- Mme Woo ! »
Le petit homme, les cheveux plaqués sur un début de calvitie, se tenait raide dans son costume de grand couturier à l'usure bien visible.
« Il m'est désagréable de venir ici à cette heure, mais j'ai d'autres obligations en journée, et n'ayant pas coutume de déranger les gens à la nuit tombée, je n'ai malheureusement que peu d'occasions de vous croiser. J'espère néanmoins ne pas vous déranger ni vous avoir sortie de votre sommeil. »
La vampire resta dans son attitude de mécontentement que son visage de quinquagénaire chinoise rendait assez ambiguë pour qu’elle pût se défendre de nourrir toute animosité.
Le petit homme, feignant de ne pas s'en soucier, reprit,
«  Je n'ai pas trouvé le loyer de cette semaine dans ma boite aux lettres, aussi... »
Mme Woo lui tendit une enveloppe. Aucun œil humain n'aurait pu voir sa main s'en saisir sur le meuble de l'entrée. Elle aurait tout aussi bien pu se saisir de la gorge du propriétaire de l'immeuble, ou l'éventrer de ses ongles durs comme de la pierre, que nul n'en aurait rien vu.
« Désolé pour ces six heures de retard, M. Taylor, dit-elle avec, aussi curieusement qu'il puisse paraître, un léger accent irlandais, mais le rideau du deuxième est encore tombé de sa tringle. Vous savez... Le soleil, les vampires... Bref, je n'ai pas pu descendre à votre porte.
- Je l'ai remis en place à l'instant, Madame Woo. Il devrait tenir. », s'excusa-t-il.
Elle tenait toujours l'enveloppe, aussi approcha-t-il la main sans oser faire un pas en avant dans l'appartement de sa locataire. En léger déséquilibre, de sa main chancelante, il saisit l'enveloppe Il gardait les yeux baissés, n'osant pas croiser le regard de la vampire. Elle esquissa un discret sourire quand elle le sentit repartir en arrière sans qu'elle eût lâché l'enveloppe. Elle la maintint à peine une seconde, suffisamment pour voir la gêne s’emparer du petit homme. Le notable déchu recula d'un pas et esquissa un salut de tête
« Merci Mme Woo. Excusez-moi encore du dérangement. »
Elle ne dit rien et referma la porte.
Il lui restait encore cinq loyers à récupérer aujourd'hui mais les larmes lui montaient déjà aux yeux.

Il fut un temps où Steve Taylor était considéré comme un bel homme. Du moins, il plaisait aux femmes. C'était le temps où il avait de l'argent et où il aimait le montrer. Pour être honnête, il ne plaisait qu'à un certain type de femme et il s'en contentait.
Il était alors dans le négoce. Il achetait le blé de St-Louis et l'importait à N2O. Le plus difficile dans son travail était de négocier avec les mariniers qui s'occupaient du transport le long du Mississippi et qui se montraient prompts à prétexter des problèmes de sécurité pour faire fluctuer les coûts. A les écouter, il y avait toujours des hordes de zombies sur des troncs flottants, des lycanthropes sauvages doués pour la natation et d'autres choses fantaisistes sortant des profondeurs du fleuve. Il avait fini par se charger lui-même d'engager les milices de sécurité escortant les navires, et notamment un certain nombre de militaires un peu plus francs, ce qui lui permettait ainsi d’économiser de belles sommes et de s’assurer une marge plus que confortable.
Il était même parvenu à provisionner une somme assez importante qu'il avait entrepris d'investir. La rumeur courait alors qu'après la réhabilitation du quartier entourant la Tour V.H.B., Lakeview, on entreprendrait la même chose avec Astoria ou Teethy-Town. Il avait parié sur Teethy-Town et avait perdu. Il était maintenant le propriétaire d'un immeuble dans l’un des quartiers les plus pauvres et malfamés de toute la ville. Un coin perdu du quinzième district, collé au deuxième mur de protection de la ville, où se retrouvaient tous les alter ou exo-sapiens qui avaient raté le coche de l'intégration. Des immortelles sans avenir... Ayant investi toutes ses liquidités, il s'était retrouvé incapable d'honorer les honoraires des transports et de leur protection. Que ce soit les marins ou les barbouzes, ses prestataires avaient de quoi lui faire amèrement regretter le moindre impayé. Le jour où il avait pu quitter le circuit, il le fit. Il n'avait maintenant plus que les loyers de cet immeuble perpétuellement insalubre pour vivre et il finit par s'installer dans l'appartement du gardien qu'il avait dû remplacer.
Le voilà, maintenant, concierge et bailleur sans le sou, sans femme à ses basques, sans amis pour des visites impromptues, s'inventant de fausses affaires qui pourraient le renflouer pour ne pas avoir l'air d'être ce qu'il était devenu.
Encore cinq loyers à récupérer aujourd'hui et une fuite d'eau dans la cave à réparer.
Il frotta la manche de son costume pour en enlever quelques peluches, réajusta du mieux qu'il put un bouton de son veston, au fil détendu, et s'approcha de la porte de M. Schmulevitch. Il respira une bonne fois, se raidit dans ses chaussures et toqua deux coup secs.

(la suite)