« Chérie ? M. Taylor ? »
Il se dirigea vers la chambre qu'il trouva vide. Le lit était grand ouvert, une serviette et une bassine d'eau étaient posées à côté, mais pas de trace de celui et surtout de celle qu'il aurait dû trouver là.
Le docteur entrait à son tour dans la chambre. 
« Où est ma patiente ? 
- Je... je ne sais pas... Ce n'est pas possible ils étaient là ? Où ont-ils pu aller ?
- On l'a peut-être emmenée à l’hôpital ? Quelqu'un aura alerté les urgences. »
Le jeune homme essayait de réfléchir mais il lui semblait que quelque chose, ici, lui témoignait que ce n'était pas ce qui était arrivé. Puis il vit ce qu'inconsciemment il recherchait. Sur la coiffeuse de sa femme, la statuette en marbre blanc n'était plus là.
C'était la seule possession de sa femme quand ils s'étaient rencontrés. La seule chose qu'elle avait apportée avec elle quand ils s'étaient installés ensemble dans leur premier appartement d'une seule pièce dans un immeuble miteux de l'autre côté du deuxième mur d'enceinte de la ville, assez près du fleuve pour en sentir les relents. C'était aussi le seul lien qu'elle avait avec ceux de son espèce, créatures troglodytes vivant jadis sous les premiers contreforts de l'Oural et qui avaient trouvé refuge dans la mégalopole américaine. Cet exode s’était déroulé il y a près d’un siècle après un long périple à travers les Nations Vampires d’Europe de l’Ouest. Un peuple qu'elle avait fui et dont elle ne voulait jamais lui parler. C'étaient des êtres du passé lui expliquait-elle seulement. Un peuple sans avenir depuis qu'il avait quitté sa terre. Une culture qui méritait de disparaître.
Une fois, il lui avait demandé pourquoi elle gardait cette statuette imitant un corps féminin semblable au sien, l’image d’un peuple qu’elle rejetait. Elle avait répondu, énigmatique, qu'elle espérait malgré tout un avenir pour elle.
« Je vais appeler l’hôpital St Joseph, ils l'auront sûrement amenée là-bas. C’est pour le mieux. Si elle a perdu autant de sang… »
Le jeune homme vit que le regard du docteur s’attardait sur les draps ensanglantés. Une colère naquit en lui. Celle de l’impuissance face à une injustice. Pourquoi elle ? Eux ? Maintenant ? 
Le docteur reprit son chapeau qu'il avait laissé sur l'appui d'une chaise et s’apprêta à sortir.
« Le téléphone du couloir est en panne. Il faudra demander à utiliser celui de l'épicier en face.
- Bien. Et, en attendant, asseyez-vous un instant. Vous êtes au bord de la syncope. Tout va bien aller. Elle doit déjà être entre de bonnes mains. »
Gori Schmulevitch savait que ce n'était pas le cas et il n'était pas résolu à s’asseoir.

Le bébé n’arrêtait pas de pleurer. De cette façon irritante qui fait que, qu’importe leur espèce, ils se retrouvent être le centre de l’attention de tous les autres vivants alentour. C’était le seul son qu’ils pouvaient entendre en plus de celui du véhicule - un vieux camion autant qu’il pût en juger-  dans lequel on l’avait visiblement jeté. Lui et le nouveau-né ne devaient pourtant pas être seuls ici, mais personne d’autre ne se faisait remarquer.
Il se souvenait d’avoir sorti le bébé du ventre de Mme Schmulevitch – il avait vraiment fait ça ? Il en était capable ? – l’avait tenu un instant dans les bras et l’avait tendu à sa mère. Elle s’en était saisie, puis il s’était retourné pour attraper un chiffon et s’essuyer les mains gluantes. Là, il s’était retrouvé nez à nez avec un torse. Il avait commencé à lever les yeux mais avait senti une vive douleur à la tête et s’était évanoui.
Le seul lien avec la situation actuelle était la douleur à la tête qu’il aurait tant aimée calmer en y apposant la main. Mais ses mains, comme ses jambes, étaient ligotées et un sac de toile sur le visage lui interdisait de voir.
On l’avait kidnappé. Dans la chambre à coucher de ses locataires. De ses meilleurs locataires.
Qui avait pu faire ça ? A qui devait-il encore de l’argent. Il avait épongé ses dettes… Ce n’était quand même pas les 21$25 qu’il devait à l’épicerie de M. Fitakis. Non. Il était pauvre maintenant mais pouvait se vanter d’être sorti blanc comme neige du circuit. Etait-ce juste une vengeance d’un ancien employé ? D’une femme ? Il en avait fait souffrir des femmes à l’époque, mais au point d’être la proie d’une attaque de la sorte. Commandité en plus, car le torse qu’il avait vu avant de sombrer était bien celui d’un homme.
Et surtout, pourquoi avaient-ils pris l’enfant ?

(la suite)