Ils étaient donc plusieurs de cette espèce et il se rendit compte qu’il ne voulait pas savoir à quoi pouvaient ressembler les mâles. Plein d’images lui vinrent en tête. Des images issues des livres animaliers qu’il adorait enfant, celles où l’on voyait bien que, dans la majorité des espèces, les mâles avaient tendance à être plus grands et plus forts que leurs contrepoints femelles, parfois le double de leur taille. Mme Schmulevitch était déjà plutôt grande, plus grande que lui, assurément.
D’un autre côté, se disait-il,  il n’avait donc rien à voir avec cette histoire. Ça ne devait pas le concerner. Il était juste là au mauvais moment et par conséquent il devait pouvoir négocier une sortie. Il savait négocier avec plus costaud que lui, il l’avait fait toute sa vie. On ne réussit pas dans ce monde en mesurant 1m65 sans avoir certains dons pour esquiver les conflits, tout de même.
Il se rendit compte, alors qu’il se sentait prêt à négocier pour sa survie, qu’il n’était pas bâillonné, qu’il pouvait parler, depuis le début. Mais son instinct de survie lui avait, semble-t-il, également appris à savoir se taire le moment venu. Et c’était le moment.
Le camion venait de s’arrêter après un dernier virage serré et une petite montée. Un bruit de porte métallique que l’on refermait, les portes du camion qui s’ouvrirent puis des échanges dans cette langue désagréable se firent entendre. Des mains qui lui agrippèrent les mollets et le firent glisser sur le plancher. On le fit s’assoir sur le rebord du véhicule puis descendre et avancer. Ils étaient encore dehors. Il pouvait le sentir et voir la lumière du jour à travers le sac en toile. Il y eut quelques marches à gravir. Le bébé pleura de nouveau, mais plus loin, et la voix de Mme Schmulevitch, s’éleva près de lui. Il ne comprenait toujours pas un mot de cette langue, mais les cris de détresse de la femme étaient clairs : on venait de lui prendre son enfant.
Il était à l’intérieur maintenant. Un sol carrelé, sûrement. Un couloir ? Lumineux, toujours. Puis ce fut un parquet dans une pièce assez grande, les craquements provoqués par les nombreux pas résonnaient de façon caractéristique, comme dans l’ancienne bibliothèque de son lycée.
Quelques échanges se firent entre les hommes puis, après un bref silence une phrase fut prononcée haute et claire – dans la limite où des crissements et claquement puissent être ainsi prononcés.
De nouveau le silence.
Puis la même séquence de sons fut émise à nouveau, de façon plus agressive, à quelques centimètres de son visage.
« Quoi ?! C’est à moi que… c’est que je ne comprends rien à votre langue. »
On lui retira vivement le sac de toile qu’il avait sur la tête et il put ainsi découvrir son interlocuteur qui n’était finalement pas très grand. En réalité, il faisait sa taille et un rapide coup d’œil permit à Taylor de se rendre compte que la majorité des « mâles » présents, qui étaient définitivement de la même espèce d’alter-sapiens que Mme Schmulevitch, étaient tous de petite taille sauf pour les deux qui se tenaient derrière lui. Ceux-là étaient grands et avaient une peau bien plus grisâtre et épaisse que celle de leurs semblables L’alter qui lui avait parlé, visiblement le chef du groupe, se décala légèrement et pencha la tête pour se mettre de nouveau dans le champ de vision de M. Taylor.
« Vous… humains ? » peina-t-il à articuler. Autant leur langage grinçait comme des cailloux que l’on écraserait dans votre oreille, autant l’articulation humaine semblait être, pour eux, comme des lames dans leur gosier.
La question étant visiblement rhétorique, vu le brouhaha qui s’ensuivit, M. Taylor ne répondit pas. Il y avait là une bonne dizaine de ce qui devait être les notables de cette espèce. Du moins à en croire leur vêtement qui caractérisait un certain niveau de vie. Ils étaient tous à se parler les uns les autres et leurs courts tentacules qui remuaient en tous sens sur leur crâne témoignaient de leur agitation. L’homme qui s’était approché de lui était le seul silencieux. Ses yeux passaient de lui à Mme Schmulevtich debout à quelques pas de lui, elle aussi sous la garde des deux grands spécimens de l’espèce.
Il s’adressa à la femme. Une question, semblait-il. Le silence se fit dans la salle. Mme Schmulevitch baissa les yeux. De nouveau, la question fut posée. La femme se redressa, toisa le petit être qui lui faisait face et lui répondit d’un bref son, plein de défi dans le regard.  M. Taylor se demanda si sa réponde avait été un « oui », ou un « non ». Dans tous les cas, elle plongea l’ensemble de la salle dans un silence complet seulement troublé par les bruits de succion d’un des deux grands gardes qui avait visiblement quelque chose entre les dents. Steve Taylor se surprit à lui lancer un regard désapprobateur et le grand alter-sapiens s’arrêta.
Bien, se dit Taylor : les petits sont les chefs et les grands sont idiots. Assez cliché. Mais les femmes là-dedans ? Où étaient-elles et quel était leur rôle ? 

(la suite)