L’ordre de l’y placer avait été donné quelques instants après que Mme Schmulevitch se fut, semble-t-il, expliqué avec ses semblables. Son propriétaire lui avait plusieurs fois soufflé quelques répliques, du style « dites-leur bien que je n’ai rien à voir avec ça » ou encore « je ne dirai rien, j’oublierai tout, qu’ils ne s’inquiètent pas », mais il était incapable de savoir si c’étaient ces mots qui leur avaient été traduits ou bien même si ces alter-sapiens pouvaient le comprendre directement.
Il était maintenant seul depuis un bon moment. Il avait pris le temps de boire et s’était demandé comment il procéderait s’il devait en venir à se soulager. Une heure plus tard, environ, il prit la décision de le faire dans le lavabo. C’est juste à ce moment-là, comme il le pressentait, qu’on déverrouilla la porte. Il se reboutonna au plus vite et c’est la chemise débraillée qu’il accueillit Mme Schmulevitch dans ses quartiers.
Elle avait repris un peu de couleurs et était habillée de vêtements neufs. Elle n’était plus la femme en plein accouchement qu’il avait pu voir quelques heures plus tôt, mais elle restait fatiguée et visiblement accablée par tout ce qui se passait.
Elle se tourna vers le garde qui referma la porte derrière eux. Elle regarda son propriétaire d’un air triste et baissa les yeux. Elle vint s’assoir sur le lit.
« Que se passe-t-il ? Ils vont nous libérer ? »
Steve Taylor fit le tour du lit pour se tenir devant elle. Il se baissa pour essayer de capter son regard. Elle détourna la tête.
« Qu’y- a-t-il ? Vous leur avez bien dit que je n’avais rien à voir avec tout ça ? »
Elle se mordit les lèvres. Il s’accroupit et lui prit les mains.
« Mme Schmulevitch ! S’il vous plaît. On ne parle pas la même langue, mais vous, vous me comprenez quand je parle, non ? Essayez de m’expliquer ! Il faut que l’on se sorte de là, vous et moi !!!
-    Vous… »
Il fut surpris d’entendre sa voix. « Moi ? Quoi moi ? »
Elle se libéra une main et le pointa de son index.
« Vous… Ok.
-    C’est vrai ? Ils vont me libérer ?
-    Non.
-    Alors qu’est-ce qu’ils vont me faire ? Pourquoi moi ok ?
-    Pas… tuer… vous ! »
Steve Taylor devint blême. En fait, il se rendit compte que, depuis le début, rien ne lui paraissait vraiment réel. Il ne ressentait pas un danger immédiat. Jusqu’à maintenant. 
« Quoi ? C’est de ça que vous parliez tout à l’heure ? De savoir s’ils devaient me tuer ? Mais je… Pourquoi voudraient-ils me tuer ? Et pourquoi me garder s’ils ne me tuent pas ? Pourquoi ne pas me libérer ? À quoi je peux bien leur servir ? »
La jeune alter-sapiens détourna le regard. On pouvait lire de la honte dans son attitude.
« Qu’est-ce que vous leur avez dit ? Qu’est-ce que vous avez fait ?
-    Vous… pas… tué… » dit-elle en commençant à pleurer.
La porte s’ouvrit et l’un des deux colosses entra et attrapa la femme par l’avant-bras. M. Taylor se releva et la regarda partir.
« Bon Dieu, qu’est-ce que vous leur avez dit !!! »
La porte se referma. Il avait en lui une colère qui avait besoin de s’exprimer. Ce fut son pied dans un pot de métal qui se trouvait là, au pied du lit, qui en fut le support. Il regarda le pot retomber au sol – c’était donc ça qu’ils avaient prévu pour ses besoins naturels ? – serra les poings, se passa les mains sur le visage. Il poussa une succession de râles puis s’appuya sur la commode avec sa tête. Il commençait à avoir du mal à respirer.
Quelques minutes passèrent ainsi, il était au bord de l’évanouissement, de la syncope. Il entendit un bruit dans la cour. Un bébé qui pleurait. Il se dirigea à la fenêtre et vit Mme Schmulevitch retrouver son enfant. Elle pleurait des larmes de joies maintenant. Elle se tourna vers lui, il fut soudain honteux de lui avoir crié dessus. Bien sûr qu’elle avait fait ce qu’il fallait pour retrouver son enfant, qu’elle leur avait dit ce qu’ils voulaient entendre, quoi que ce fût. Elle avait son enfant dans les bras maintenant, son nouveau-né. Et elle lui avait sauvé la vie. Elle l’avait dit et il la pensait honnête. Elle les avait sauvés tous les trois. Il dessina sur son visage ce qu’il pouvait faire de plus proche d’un sourire en ces circonstances. Elle fit de même. C’était un sourire d’une tristesse infinie. 
Elle fut conduite à une voiture avec son enfant, toujours sous la garde d’un des grands alter-sapiens. La porte de la cour s’ouvrit et le véhicule s’engouffra dans la rue.
Il prit le temps de regarder tout ce que lui permettait de voir cette fenêtre. La cour et le bâtiment sur sa droite, comme les pièces et les couloirs, lui faisaient penser qu’il devait se trouver dans une ancienne manufacture, de vêtements sûrement, transformée en… en quoi exactement ? Centre communautaire pour alter-sapiens esclavagistes ?
La porte s’ouvrit derrière lui.
Comme tout à l’heure, le même garde faisait entrer un visiteur. Une femme, alter-sapiens, plus grande elle aussi. Elle portait une tunique bleue et dans ses mains une statuette de marbre blanc représentant une femme de son espèce.
Derrière, dans le couloir, plusieurs mâles, dont le petit chef, les regardaient.
On referma la porte derrière elle. Elle posa la statuette sur le bureau et, silencieuse, le regard fuyant, une larme commençant à couler sur sa joue, elle fit tomber sa tunique.
« Oh non… qu’est-ce qu’elle leur a dit… »

(la suite)