Il était passé par beaucoup trop d’étapes durant cette journée, cette nuit même. Il regarda l’horloge au-dessus du tableau des suspects dangereux : cinq heures. Après avoir vainement cherché par lui-même des informations dans son quartier où la règle du « ne rien voir, ne rien entendre » était toujours en vigueur, c’est en victime qu’il était arrivé dans le commissariat, le regard suppliant. Puis vint une forme d’euphorie quand, pendant un moment, la police se mit à travailler pour retrouver sa femme. La colère vint quand la lourdeur administrative commença à ralentir la machine. Maintenant, c’était l’abattement, la fatigue. On lui avait conseillé de rentrer se reposer chez lui, mais à quoi bon ? Il savait qu’il ne trouverait pas le sommeil.
La secrétaire s’était montrée d’une grande patience avec lui. Il était épuisé et devoir tout raconter une nouvelle fois avait fini par épuiser totalement ses nerfs. Il avait élevé la voix, puis il avait crié, crié plus fort, puis pleuré. La femme l’avait écouté, réconforté quelque peu et lui avait bien fait comprendre que son épaule n’était pas celle sur laquelle s’épancher. Elle avait juste besoin de récolter les informations nécessaires aux inspecteurs pour leur enquête. Elle devait contacter les agences de référencements des alter-sapiens pour trouver toutes traces de l’espèce dont était issue sa femme s’il voulait garder l’espoir de la retrouver un jour, et pour cela elle avait besoin de leur description précise et d’un peu de calme. Alors il avait fini par s’exécuter et, une nouvelle fois, tout raconter.
C’est après une petite heure que la secrétaire, toujours la cinquantaine, toujours bien portante, les pieds trainants, revint le voir.
« M. Schmulevitch ? On vient de recevoir des tubes avec des photographies. Normalement on devrait attendre l’inspecteur Schtraff qui va se charger de la suite du dossier, mais il ne prend son service qu’à sept heures.
-    Ce sont des photographies des suspects ? » Gori se leva pour suivre la secrétaire qui se dirigeait vers ce qui paraissait être une salle de briefing.
« C’est le SECS qui nous l’envoie... Le Service d’Enregistrement et de Classification des Sapiens. C’est un photomaton des espèces qui ressemblent à la description de votre femme.
-    Bien… bien… »
Le jeune homme était soudainement très réveillé. Lui et la secrétaire se tenaient de part et d’autre d’une des tables de la salle. Il regarda la femme qui tenait la pochette d’où dépassait du papier photo. Elle vit son regard plein d’attente.
« On doit tout de même faire ça en présence d’un inspecteur. J’ai demandé à quelqu’un des Mœurs de nous rejoindre.
-    Ok… Donc on attend encore. » M. Schmulevitch sourit à la dame. Il avait peur d’avoir été un peu sec avec elle, comme il avait pu l’être plus tôt. En fait il ne savait même plus comment il venait de lui parler, comment il fallait s’y prendre pour être poli, et même si cela avait encore de l’importance aujourd’hui.
L’inspecteur des Mœurs ne tarda pas à les rejoindre. Un homme barbu, lessivé par des années de boulot, de planques et de mauvaises nourritures, qui sentait le tabac froid. Mais le jeune homme trouva qu’il avait le regard d’un homme bon.
« Bonjour… longue nuit, non ? On vous a offert un café ?
-    Oui, plusieurs même.
-    Bien. Voyons ces photos. Suzanne ? »
La secrétaire ouvrit la pochette et étala six planches photos qui comptaient une vingtaine de portraits types chacun. C’était parfois des photos, parfois des dessins très réalistes. Il s’agissait bien d’une sélection pouvant correspondre à l’espèce de sa femme : humanoïde avec des appendices sur la tête. Pour chaque alter on trouvait toujours un mâle et une femelle à deux exceptions près. Gori Schmulevitch indiqua l’une de ces deux espèces.
« Ce sont eux ?
-    Il n’y a pas de femme sur la photo, mais c’est ce qui lui ressemble le plus. La forme des yeux et les appendices sur la tête… Oui, c’est l’idée que je m’en fais en tout cas. »
L’inspecteur fit glisser la planche photo vers lui et la regarda avec attention. Puis il regarda le jeune homme et tendit la feuille à la secrétaire.
« Suzanne, dis à Lubiac de se charger de l’enquête, il acceptera quand tu lui montreras les suspects.
-    Vous les connaissez ?
-    J’ai vu mon collègue en ramener un ici il n’y a pas quinze jours. Une histoire de trafic d’objets rares.
-    Et il saura le trouver ?
-    C’est le mieux placé pour le faire. Il l’a eue un peu mauvaise avec eux, alors il doit avoir gardé le dossier.
-    Qu’est-ce qui est arrivé ?
-    Hof… Une erreur administrative, du coup il n’a pas pu inculper le suspect. Lubiac s’est un peu fait engueuler par la hiérarchie. Il sera content de réparer son erreur.
-    Et vous pensez que son suspect fait partie des coupables ? Ça serait une sacrée coïncidence, non ? »
L’inspecteur se tourna vers M. Schmulevitch avec un petit sourire en coin.
« Vous avez vu la mention en dessous de la photo ? N.O.S. et un numéro ? Dix-huit, pour être précis ? C’est le « number of specimens ». Ils sont 18 membres recensés dans cette espèce d’alter sapiens. Je pense donc que la probabilité que le suspect de mon collègue soit au courant de votre affaire est plus qu’élevé. »

(la suite)