Il avait compris très vite pour quoi on le prenait. Un reproducteur. Ils pensaient l’enfant des Schmulevitch de lui et visiblement ils avaient besoin d’enfants. Ce ne pouvait être que ça.
Tous avaient été aussi attentionnés que possible à son égard. Les femmes qui n’insistaient pas après ses refus obstinés à leurs vaines tentatives de séduction, les gardes qui lui apportèrent largement de quoi se rassasier, les « notables » qui lui parlaient plein de miel dans la bouche. Il ne comprenait toujours rien à ce qu’on lui disait, mais tout était clair. Ils en étaient à la méthode douce avec lui et il pressentait bien qu’elle ne durerait pas éternellement.
Entre la deuxième et troisième femme ils avaient laissé passer la nuit et M. Taylor était parvenu à trouver le sommeil. Le lit était vraiment confortable.
La troisième femme lui avait apporté le petit-déjeuner avant de commencer, à son tour, à se dénuder. Il avait insisté pour qu’elle se rhabillât. Elle en semblait presque soulagée. C’était la plus jeune des cinq. Elle avait l’air d’avoir à peine seize ans… enfin, en âge humain. Comment aurait-il pu savoir leur âge réel, ses yeux peut-être ? C’était ceux d’une adolescente. Il se sentait mal à l’aise mais personne ne semblait vouloir entendre ce qu’il disait. Ils ne comprenaient rien. Comment pouvaient-ils ne pas le comprendre quand il parlait. Mme Schmulevitch comprenait son mari et vice-versa. Ils avaient appris à communiquer. Comment tous ses semblables pouvaient ne pas comprendre la langue la plus commune dans cette ville ?
Reclus. Voilà ce qu’ils étaient. A force de regarder par la fenêtre il comprit que ce bâtiment et cette cour était tout leur monde. Ils ne sortaient jamais. Seuls les deux grands gardes prenaient le camion à tour de rôle pour sortir de là. Les autres qu’ils voyaient traverser l’espace pavé étaient toujours les mêmes. Les seules femmes étaient celles qui étaient venues le voir. Il n’y avait que cinq femmes ici. Six en comptant Mme Schmulevitch… Mais où avait-elle été amenée ? Dans une autre communauté de cette espèce ? Un autre groupe qui vivait reclus à l’intérieur même d’une des plus grandes villes au monde ?
C’est en début d’après-midi qu’ils décidèrent de changer de méthode. Il le sut tout de suite car l’une des femmes, la première à lui avoir rendu visite la veille, entra, toujours porteuse de la statuette blanche, accompagnée des deux grands alter. Elle n’osait pas avancer plus loin dans la chambre, le regard bas, la mâchoire crispée. Les gardes, porteurs de cordes, la dépassèrent et vinrent saisir M. Taylor qui ne riposta pas.
« Comme si vous croyiez que ça peut marcher ! Comme si vous croyiez que je vais avoir envie d’elle… Vous êtes tous fous ! »
Comme une réponse qu’on lui adressait, il vit l’un des plus petits alter entrer avec un plateau sur lequel se trouvait une fiole et une seringue. La panique le gagna et il commença de se débattre. Les gardes renforçaient leur poigne et l’amenèrent au lit.
« JE NE SUIS PAS LE PERE DE L’ENFANT !!! »
Il leur fallut cinq bonnes minutes pour l’accrocher fermement au lit. Puis l’alter approcha la seringue de son bas-ventre.

C’est à seize heures passées que Mme Schmulevitch fut retrouvée. Elle était séquestrée, avec son nouveau-né, dans un appartement de North Wall. Il s’agissait visiblement du domicile qu’on avait choisi pour elle, celui d’un certain Clay, le suspect que l’inspecteur Lubias avait laissé filer il y a quelques temps. Le retrouver ne fut pas une mince affaire. Plusieurs fausses pistes avaient conduit la police à visiter plusieurs appartements avant de retrouver le bon. Clay avait visiblement gagné le droit, de par son ascendance, de vivre parmi les hommes et d’avoir une femme, même si cette dernière n’était pas consentante. Le peuple des Ouraliens, comme il avait été enregistré, devait perdurer à tout prix. L’enfant devait être élevé selon les traditions. Il était important. Il était le seul enfant depuis plus de quinze ans. 
Mme Schmulevitch n’avait pas été agressée, mais l’enfant était souffrant et dut être conduit très vite à l’hôpital. C’est là que Gori put rejoindre sa famille.
Clay ne parla pas. Ils comprirent vite qu’il était comme un roi pour ce peuple. Un voleur de petite envergure à l’échelle de N2O, mais il était tout puissant sur la communauté des Ouraliens. Et on ne pouvait pas dire de lui qu’il prenait cette responsabilité à la légère. Il ne dirait rien sur ce qu’il savait. Gori Schmulevtich était revenu au commissariat pour servir de traducteur mais il n’avait guère que les deux mêmes phrases à répéter à l’inspecteur « Je ne trahirai pas mon peuple » et « mes sujets sauront me retrouver ».
Mais cet interrogatoire porta finalement ses fruits L’inspecteur plaça des hommes pour surveiller l’appartement de Clay et, quelques heures plus tard, un alter de grande taille vint pour apporter le repas de son roi et de l’infortunée reine. Ils attendirent que l’alter finisse par rebrousser chemin, visiblement inquiet. Ils le suivirent jusqu’au deuxième mur d’enceinte de la ville, qu’il traversa et, en coordination avec les policiers des différents districts traversés ils finirent par arriver à la demeure entièrement murée où vivaient reclus les Ouraliens.
C’est à l’aube que des forces d’intervention y pénétrèrent. Les deux gardes furent arrêtés ainsi que celui qui se présentait visiblement comme le chef de la communauté.
Par la suite, on arrêta également celui qui avait administré des médicaments à M. Taylor, dès qu’il fut en mesure de témoigner. . Ce qui prit un temps certain car, quand ils le trouvèrent, Steve Taylor était prostré dans un coin de sa chambre-cellule. On en déduisit vite qu’il était sous l’emprise de fortes drogues et il se raccrocha longtemps à l’idée que c’était là, la seule cause de son état. Il lui fallut du temps pour comprendre qu’il avait besoin d’aide, encore plus pour parvenir à la demander.

Quelques temps plus tard les Schmulevitch déménagèrent, l’appartement était devenu trop petit pour eux trois et les souvenirs mauvais qui se mêlaient à leurs nouvelles raisons de bonheur. M. Taylor, propriétaire taciturne mais dévoué à son immeuble, fit publier dans le North Wall Tribune une annonce : « A louer, deux pièces dans immeuble calme. Refait à neuf. 175$ /semaine ».


FIN