On ne lui avait toujours rien dit sur la raison de sa présence ici, et il commençait à trouver le temps plus que long. Une seule fois on l’avait placé dans un lieu semblable. C’était dans une autre ville, à l’époque où elles ne se comptaient pas sur les doigts d’une main, il était sorti avec des amis, avait bu, et puis avait commencé à détruire méthodiquement un téléphone public. Enfin bref, les trucs qu’on fait quand on a 16 ans. Il en avait maintenant 120 et on n’avait plus jamais eu quelque chose à lui reprocher. Il avait toujours été un citoyen modèle depuis lors. Samuel était né à Londres en 1933 et ses parents, des ouvriers, avaient su lui donner une éducation juste et stricte. Surtout sa mère pour qui les « Valeurs » étaient le fondement de chaque homme. Son père fut tué dès le début de la Crise. Il avait été l’un des premiers à s’engager pour lutter contre les monstruosités qui se multipliaient sur le continent. Veuve, sa mère voulut mettre ses enfants à l’abri et rejoignit le flot des réfugiés qui quittèrent l’Angleterre pour les E.U. en 43. Samuel finit de grandir à Chicago, puis se déplaça au gré des conflits intérieurs. Quand le calme revint à la fin des années 50, Samuel était contremaître, comme son père l’avait toujours voulu, et orphelin. Il s’installa un temps dans la Nouvelle Europe naissante qui accueillait les vagues de réfugiés, alors que le Front du Maghreb et le Royaume Uni perdaient de plus en plus de batailles. Ce furent de belles années pour lui. Tant de villes nouvelles à construire. S’ensuivirent les années d’insouciance, où tous croyaient pouvoir faire des E.U. un havre de paix, un lieu débarrassé des vampires.
Seulement les vampires étaient toujours là. Clandestins, luttant pour leur survie, mais présents. Un grand nombre entrèrent en résistance, commettant ce qu’on appelle aujourd’hui des « actes de rébellion civile ». Samuel en fut l’une des victimes. Un groupe de vampires le kidnappèrent, le transformèrent et l’éduquèrent. Pour Samuel ce fut la révélation : cela ne le changea pas. Il restait toujours l’homme qu’il était. Ses convictions, sa foi, ses goûts… Tous étaient ceux qu’il s’était toujours connus. Les vampires avaient une âme. La même que celle qu’ils avaient reçue humains. Samuel comprit alors l’horreur de cette chasse incessante contre ceux qui, maintenant, étaient son peuple, ceux qui devaient se terrer plus que jamais pour survivre. Nous étions en 1978 et Samuel n’eut, quant à lui, pas longtemps à se cacher.
En octobre de cette année, la Marche commença. Celle que l’on appela la Marche des Porteurs. Vampires et humains, car des humains de plus en plus nombreux avaient rejoint la cause, traversèrent les 8 états restants des E.U.. Le jour, les vampires étaient transportés dans des caisses par les humains, la nuit c’était les vampires qui tiraient les chariots où dormaient leurs alliés. Le message frappa ce qui restait de démocratie dans ce pays et, devant la pression populaire, le corps des Vampire Hunters, qui n’avait pour mission que celle de détruire, ne put qu’escorter ce convoi inimaginable. Un effroi frappa alors les consciences pures : depuis des années avaient été massacrés des milliers d’êtres ne demandant qu’à vivre en paix avec eux. On repensa toute la société et ce furent les associations civiles qui donnèrent petit à petit le mode d’emploi de cette cohabitation. Les Hunters quittèrent le giron de l’armée pour devenir une police, les humains donnèrent leur sang massivement pour nourrir leurs nouveaux concitoyens, les lois vampires furent votées, les dentus faisaient fonctionner les usines la nuit pour participer à la croissance. Il y eut alors quelques années de paix et d’espoir pour tous.
Puis des conflits recommencèrent avec les Nations Vampires d’Europe. On ne pouvait dès lors plus savoir qui était un de leurs espions ou un citoyen normal. Le manichéisme n’ayant plus cours, on comprit qu’il ne s’agissait plus de guerres entre espèces, mais entre nations, plus de guerres de sangs, mais d’idéologies.
On fortifia les villes à mesure que les campagnes devinrent de plus en plus infestées de Lyc’ et d’autres ignominies, et puis vinrent les zombies… Les années d’utopie étaient passées. Il n’y avait plus que trois états existants dans la nation de Samuel, plus que trois nations humaines dans le monde et plus que deux démocraties. Samuel était heureux de vivre dans l’une d’elles. Mais il était, comme beaucoup de ses semblables, conscient que la proximité forcée, dans ce qui restait une ville surpeuplée, conduisait le pouvoir en place à des décisions et des pratiques souvent en leur défaveur. Les vampires avaient depuis longtemps plus de devoirs que de droits. Mais les humains aussi avaient des contraintes énormes. Il imaginait mal comment ces gens faibles pouvaient, après des heures de travail, avoir encore assez de force pour donner si souvent leur sang, pour que ceux comme lui puissent survivre. Il avait compris pourquoi certains commencèrent à ne plus aller dans les banques, et il avait ressenti une grande peine quand le gouvernement rendit ces dons obligatoires et commença à poursuivre les contrevenants. Dans ces instants, Samuel se sentait curieusement toujours humain. Un humain vampirisé, voilà tout. Ces deux facettes de l’humanité avaient finalement en commun de n’être que de moins en moins libres. En fait, il se demandait à quel point la Nouvelle Nouvelle Orléans était toujours une démocratie.

(la suite…)