Carson, celui qui sirotait toujours son whisky, n’était pas non plus un petit gabarit et Samuel savait bien ne pas faire le poids, il lui était inutile d’envisager la moindre tentative d’en venir à la force. Aussi décida-t-il de venir s’asseoir naturellement sur le fauteuil en face de lui, qui, traditionnellement, lui servait à reposer ses pieds.
« Qu’est-ce que vous faites chez moi ? » demanda-t-il une fois bien installé.
« Nous sommes juste là pour une petite conversation, M. Craig, rien de plus.
- Vous auriez pu me prévenir de votre visite. J’aurais pu prévoir quelques collation ».
Visiblement, Carson n’était pas préparé à ce que Samuel ne laisse pas transparaître ne serait-ce qu’un minimum de peur. Il eut comme un doute dans le regard. Il faut savoir que, chez les vampires, il est impossible de présager de la force de chacun. Tellement de facteurs entrent en compte : l’âge, le géniteur, et les dons particulier que chacun possède de façon largement arbitraire. Il aurait parfaitement été possible que Samuel soit capable, en quelques instants, de se débarrasser des trois intrus. C’est du moins ce que son attitude laissait paraître. C’était là son bluff, car Samuel se savait certes plus « âgé » que les trois réunis, mais complètement dépourvu de tous les talents qui font d’un vampire un grand combattant. Même sa force n’était guère plus importante que celle d’un humain un minimum entraîné.
« Je vous ai souvent observé sur les chantiers, M. Craig » reprit Carson « et je me suis toujours demandé ce qu’il se passait réellement dans votre tête.
- C'est-à-dire ?
- Eh bien… Mais avant vous souhaitez peut-être un verre ? » Craig resta de marbre, alors que Carson esquissa un sourire. « Soit ! Je me demandais, donc, ce qu’un vampire comme vous avez dû vivre pour pouvoir continuer à bosser toutes les nuits et participer à la construction de cette ville où, finalement, il n’avait pas sa place. Je me disais, "merde, ce gars là doit savoir ce qu’il fait". Ca me paraissait évident que vous aviez autre chose, une issue de secours… Un vice caché pour pouvoir subir tout ça à longueur d’année. Et puis là, ce soir, après avoir visité un peu où vous créchez, eh bien rien… Pas de trace d’une quelconque autre vie que celle de construire des résidences où, visiblement, vous n’aurez pas l’opportunité de vivre. Vous ne trouvez pas ça pathétique ?
- Ecoutez Carson, je ne vois pas où vous voulez en venir. Vous êtes un bon ouvrier même si un peu trop absent à mon goût. Vous m’avez l’air aussi d’un bon syndicaliste et il paraît que vous êtes un bon mari. Ma façon de diriger ma société semble vous convenir puisque vous n’avez toujours pas appelé à la grève, donc ma question va être simple : qu’est- ce qui vous prend de pénétrer chez moi, d’essayer de m’intimider avec vos hommes de main, et de vous permettre de juger de ma façon de vivre ! »
Un silence palpable s’installa. Samuel pouvait sentir la présence des deux vampires qui se tenaient maintenant derrière son fauteuil. Carson regardait le fond de son verre, comme s’il était désolé de ce qu’il avait à faire.
« Vous savez », commença-t-il en regardant vers l’une des fenêtres, « cette ville ne va pas continuer à vivre ainsi éternellement. Franchement, vous y croyez encore ? La cohabitation était juste un moyen de survivre un temps. Mais bientôt ? Je veux dire, malgré leur contrôle, la proportion de vampires par habitant continue de croître… Bientôt, le sang viendra à manquer, les plus faibles d’entre nous commenceront à se sentir mal, attaqueront les humains, et le massacre recommencera une nouvelle fois. Et alors ? Quelle opportunité pour nous ? Prendre le pouvoir ? Pour faire quoi ? Comme les nations européennes ? Mettre les humains dans des camps, revenir à l’âge des castes, du sang pour les vampires les plus forts et les autres on les laisse crever ou se battre pour des carcasses de rats ?
« Je vais vous dire, Craig, il est temps de réfléchir à la société qu’on veut pour demain. Et c’est maintenant qu’il faut le faire. La politique des humains les conduit à leur perte et par conséquent à la nôtre. Il est plus que temps de leur imposer notre volonté.
- Mais en quoi cela me regarde ? Qu’est-ce que vous voulez ? »
Carson reposa le verre sur la table basse et se pencha vers Craig.
« Un monde où les vampires dirigent et où les humains seraient bien plus nombreux ! Et pour cela, réduire le nombre de nos concitoyens, ceux qui profitent d’un système qu’ils n’ont créé que pour eux ! Un monde sans les castes dominantes qui, à travers le monde, détruisent les vies de millions de nos semblables ! Un monde où les Carlton Barst et autres vampires du gratin feront la queue comme nous tous pour leurs poches de sang !
- Ca ne tient pas debout votre histoire ! Des humains plus nombreux, que vous dirigeriez ? Et des vampires tous égaux ? C’est amusant. On dirait un conte pour enfants vampires… Enfin si les vampires se reproduisaient comme ça… Dites-moi comment vous comptez faire ça ?
- La sorcellerie peut faire beaucoup. Les humains en sont des cibles faciles. Multiplication, manipulation mentale, vous n’imaginez pas ce que les sorciers de l’organisation ont découvert depuis quelque temps.
- Quelle organisation ?
- Avez-vous déjà entendu parler de Demon, monsieur Craig ? » demanda Carson en baissant la voix comme s’il s’agissait d’un nom sacré. Et ce nom fit justement rejaillir chez Craig de très vieux souvenirs, de ses premiers temps de vampire. Tous en parlaient alors comme d’un demi-dieu, de celui qui les guiderait au pouvoir. Un mythe, avait-il vite admis
« Vous croyez en l’existence de Demon ? Et c’est pour ça que vous êtes venu me déranger ? Pour rejoindre je ne sais quelle secte ? »
Carson serra fermement la mâchoire et se leva plein de dépit. « Emmenez-le qu’on en finisse ». A cet ordre, Samuel sentit des mains l’agripper derrière lui et le traîner jusque dans sa chambre. Leur emprise était tellement forte qu’il se déboîta l’épaule en essayant de se débattre. Alors qu’il allait commencer à crier, Carson vint le bâillonner. En moins d’une minute, il se retrouva lié à son lit qu’ils avaient dû poser, en son absence, à la verticale.
Carson se tourna alors vers la commode sur laquelle reposaient de longs pics métalliques. Il se saisit d’un et l’enfonça fermement dans le torse de Samuel avant de le retirer en le faisant tourner. Du sang jaillit à gros bouillons de la plaie béante et Samuel crut défaillir avant que son système de guérison ne fasse se refermer la plaie. Mais il souffrait encore quand Carson se posta devant lui.
« Bien, excusez-moi d’en venir à ces méthodes, mais l’aube approche et nous avons besoin de quelques réponses au plus vite. Je vais donc enlever votre bâillon et vous y répondrez si vous ne voulez pas que je recommence. Nous nous sommes compris ? » Samuel acquiesça tremblant, et complètement paniqué.
Une fois le bâillon enlevé, il gémit « Mais qu’est-ce que je vous ai fait ?
- Qu’avez-vous dit aux hunters, monsieur Craig ?
- Hein ? » Samuel était abasourdi. C’est comme si deux cauchemars se mélangeaient et finissaient par se justifier mutuellement.
- Qu’avez-vous dit aux hunters au sujet de l’entrepôt ?
- Mais quel entrepôt ?
- Votre entrepôt ! Celui sur NorthBay ! Ne jouez pas au con avec moi !!!
- Mais cela fait des années que je ne l’utilise plus cet entrepôt !
- Ca, on le sait ! » Carson tendit le bras et l’un de ses comparses lui tendit un pic. Carson en posa la pointe au niveau du cœur. Samuel put sentir le métal s’enfoncer de quelques centimètres avant de s’arrêter.
« Ce que nous voulons savoir, c’est pourquoi il a été vidé de ce que nous y avions entreposé et pourquoi cela a disparu alors que vous étiez curieusement escorté chez cette putain de police fasciste ! »
Samuel ouvrit les yeux et releva la tête pour regarder son bourreau.
« Vous aviez un plan ! C’est ça ? Ce que vous me racontiez tout à l’heure, vous alliez le faire ? Tuer les vampires et les hommes au pouvoir ? Pour prendre leur place… Mais ils ont trouvé ce que vous aviez caché. » Samuel se mit à rire de bon cœur. Il ne ressentait plus de peur, plus de douleur. Comme si une folie douce le gagnait complètement. « Seulement, ils ne savaient pas qui l’avaient caché.
- Qu’est-ce que vous racontez !
- Ils vous ont eu comme des cons que vous êtes ! »
Carson regardait le visage hilare de Samuel avec une inquiétude de plus en plus grandissante.
«Vous saviez », reprit Samuel, « que ça marche vraiment leurs caméras miniatures ? Ils ont même des micros qu’ils peuvent planquer partout ! J’avais vu ça aux informations au cinéma. Je n’y croyais pas jusqu’à maintenant. Mais depuis que j’ai vu ce que vos amis avaient sur le torse… » Et Samuel se remit à rire. Carson se retourna vers ses deux hommes et vit sur leur poitrine des points rouges, comme des insectes impalpables, s’agiter en tous sens.
« Eh ! Carson ! », invectiva Samuel. Il n’était plus hilare maintenant, mais plus menaçant qu’il ne l’avait jamais été. « Vous inquiétez pas ! Vous avez le même sur le fron ».
Le dernier geste que Harry Carson fit de son vivant fut de lever les yeux vers son front avant que celui-ci n’explose.

(la suite)